Du management des outils au leadership du sens : vers des organisations régénératives

Plus de pilotage, moins de sens : comment sortir de l’impasse ?

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Introduction

Les dirigeants contemporains font face à un paradoxe saisissant. Alors même que leurs organisations évoluent dans des environnements de plus en plus complexes, instables et pluralistes, les outils qu’ils mobilisent pour penser et piloter la transformation sont, pour l’essentiel, issus d’une rationalité instrumentale conçue pour des contextes de stabilité. Ce décalage génère une perte d’efficacité, mais plus gravement encore, une perte de sens, au sein des collectifs comme dans l’exercice même du pouvoir de direction. Les tensions vécues sont nombreuses : dans un groupe industriel, un directeur général se voit sommé de réaliser des économies budgétaires drastiques tout en augmentant la qualité de vie au travail. Dans une organisation publique, une dirigeante tente de déployer une politique d'inclusion tout en devant répondre à des indicateurs de performance strictement quantitatifs. D’autres encore doivent faire face à la pression de l’innovation technologique (IA, automatisation) tout en constatant la fatigue psychique des équipes ou la défiance croissante vis-à-vis des finalités affichées. Ces contradictions, loin d’être marginales, structurent désormais l’expérience même du travail dirigeant et appellent à une reconfiguration profonde de ses fondements cognitifs et symboliques. Le recours à des logiques d’alignement, de pilotage top-down ou de rationalisation opérationnelle ne suffit plus à transformer les réalités complexes et souvent conflictuelles auxquelles les entreprises sont confrontées.

Les tensions auxquelles sont confrontés les dirigeants se traduisent quotidiennement par des dilemmes irréconciliables : comment concilier l’urgence d’une transformation numérique avec le besoin de stabilité des équipes ? Comment répondre à des injonctions de rentabilité immédiate tout en engageant des transitions durables sur le long terme ? Comment faire coexister des logiques financières, sociales et environnementales dans une même stratégie sans la vider de sa cohérence ? Ces dilemmes ne sont pas simplement techniques ou conjoncturels : ils révèlent une crise profonde des cadres de pensée dans lesquels se déploie l’action dirigeante.

Dans ce contexte, l’intervention de Noetic Bees repose sur une conviction fondamentale : penser autrement la transformation suppose de redonner une place centrale au discernement, à l’interrogation des finalités, et à la capacité des collectifs à s’approprier ce qui leur arrive. Il ne s’agit plus de "conduire le changement",mais de créer les conditions d’un travail partagé sur le sens, les tensions et les représentations. Cela implique un changement radical de posture chez les dirigeants eux-mêmes : sortir d’une logique d’instrumentalisation pour devenir des artisans de sens et de dialogue.

 

I. Des méthodes dépassées pour un monde déjà transformé :l’impasse des approches instrumentales

L’écosystème organisationnel contemporain est marqué par une instabilité structurelle profonde. Les transitions écologiques, numériques et sociales bouleversent les repères. Les entreprises ne peuvent plus se contenter d’une finalité unique (la maximisation du profit) ni d’une seule logique d’action. Elles doivent composer avec des exigences multiples : performance économique, durabilité, équité, qualité de vie au travail, régulation normative, impact territorial. Cette pluralité de finalités rend caduques les approches classiques de la stratégie, fondées sur la planification et le contrôle.

Dans leur article fondateur sur les "organisations pluralistes" (ou "anarchies organisées"), Denis, Langley et Rouleau (2014)montrent que de nombreuses organisations (dans la santé, l’éducation, l’ESS)fonctionnent désormais à l’intersection de logiques contradictoires. Ces logiques traversent les collectifs, fragmentent les représentations, créent des zones de tension permanentes. Le changement ne peut y être qu’ambigu, négocié, contesté. Tout projet de transformation est exposé au risque d’être déconnecté des dynamiques réelles du terrain.

Malgré cela, nombre d’organisations continuent de s’appuyer sur des dispositifs hérités des années1980 : diagnostics figés, méthodes descendantes, matrices SWOT, logiques d’alignement stratégique. Ces outils reposent sur une vision simplifiée de l’organisation et du changement. Comme le notent Starbuck et Milliken (1988),la perception stratégique des dirigeants est souvent biaisée : ils filtrent l’information selon leurs habitudes, sur valorisent certaines menaces, en ignorent d’autres. Cette cécité organisationnelle est accentuée par l’isomorphisme institutionnel identifié par Di Maggio et Powell (1983) : dans des environnements incertains, les organisations s’imitent les unes les autres, renforçant la standardisation au détriment de la singularité. Ce phénomène se manifeste dans plusieurs secteurs. Dans la grande distribution, des chaînes régionales ont tenté de dupliquer les formats des grands groupes internationaux en matière de digitalisation ou de logistique, sans considérer les spécificités socioculturelles locales, ce qui a conduit à une déconnexion avec leur clientèle historique. Dans le secteur de la formation, certains établissements se sont calqués sur les modèles pédagogiques des MOOC, adoptant plateformes et certifications en ligne, au détriment de leur mission d’accompagnement humain personnalisé, perdant ainsi leur différenciation et leur légitimité éducative.Enfin, dans le domaine hospitalier, des centres ont appliqué mécaniquement des protocoles de rationalisation issus du secteur privé sans prendre en compte les logiques de soin et les valeurs professionnelles des personnels de santé, générant une démotivation profonde et une perte de qualité de service.

Par exemple, dans le secteur bancaire, de nombreuses institutions ont tenté de calquer leurs plans de transformation digitale sur les modèles des fintechs, sans prendre en compte les spécificités historiques, culturelles et sociales de leurs clientèles. Dans l’industrie agroalimentaire, des stratégies de transition écologique ont été copiées mécaniquement à partir de benchmarks, sans dialogue avec les parties prenantes agricoles locales. Ces démarches révèlent la superficialité d’une pensée stratégique réduite à des outils de reporting ou à des dispositifs normatifs sans appropriation.

À cela s’ajoute le poids de la "logique dominante" (Prahalad & Bettis, 1986) : les dirigeants interprètent les situations selon des schémas éprouvés, qu’ils hésitent à remettre en cause. Cette inertie cognitive, renforcée par la pensée de groupe(Janis, 1972), bloque l’innovation stratégique. Au final, les organisations reproduisent des recettes qui ne fonctionnent plus, ou qui ne prennent pas en compte la complexité réelle des environnements actuels.

Le problème numéro un des dirigeants n’est pas la stratégie, mais sa mise en œuvre. Cela révèle un décalage fondamental : les dispositifs sont techniquement maîtrisés, mais ne rencontrent pas la réalité du terrain. Le changement, pour advenir, doit être réinventé dans ses conditions mêmes de possibilité. C’est à ce niveau que se situe l’enjeu du discernement.

 

II. Penser pour transformer : redonner toute sa place audiscernement dans la conduite du changement

Penser, dans les organisations, n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale dans un monde en transformation rapide. John Dewey, dans Logic: The Theory of Inquiry (1938),affirme que toute action véritablement intelligente suppose une capacité d’enquête, c’est-à-dire de mise en question des situations à travers l’expérience. Le discernement n’est pas un acte isolé, mais un processus collectif d’interprétation, de confrontation des points de vue, d’élucidation des tensions.

Dans cette perspective, le rôle du dirigeant n’est plus celui du stratège-isolé, mais celui de l’architecte des conditions de la pensée collective. Il s’agit de faire de l’organisation un espace réflexif, capable d’auto-analyse, de distanciation critique et de transformation dialogique. Cela implique des dispositifs concrets : cercles de questionnement, revues de tensions, diagnostics archéologiques, espaces de relecture collective des récits d’action.

Des exemples concrets montrent l’efficacité de ces dispositifs. Dans une entreprise industrielle que nous avons accompagnée, la mise en place d’ateliers de relecture des décisions stratégiques passées a permis de révéler des logiques implicites d’exclusion de certains savoirs métiers. Ce retour réflexif a ouvert un nouveau cycle deconception des projets, plus inclusif et plus réaliste. Dans une mutuelle de santé, des forums de parole libre ont permis aux équipes de nommer les conflits de valeurs vécus au quotidien, et de co-construire un socle de principes partagés donnant une nouvelle légitimité à la gouvernance.

Noetic Bees propose ici une ingénierie philosophique singulière. Héritée de Ricoeur, Merleau-Ponty et Stiegler, cette approche part des représentations partagées pour les clarifier, les historiciser, les faire évoluer. Elle ne cherche pas à plaquer des normes éthiques ou des valeurs universelles, mais à soutenir une dynamique de réinterprétation continue. Elle permet aux collectifs de passer de la gestion des actions à la compréhension des raisons d’agir.

Cela implique aussi un repositionnement du rapport au savoir. Dans les organisations cognitives, la connaissance utile n’est pas uniquement explicite : elle est tacite, incarnée, située. Le discernement consiste alors à valoriser les savoirs d’expérience, à écouter les signaux faibles, à reconnaître les intuitions des acteurs de terrain. Le dirigeant n’est plus celui qui sait, mais celui qui permet de penser.

Ce changement de posture est exigeant. Il suppose une réflexivité sur sa propre manière de diriger, sur ses biais, sur ses logiques implicites. Mais il est la condition d’une transformation authentique, qui ne se contente pas de changer les structures, mais qui touche les régimes d’interprétation eux-mêmes.

 

III. Régénérer le sens dans les organisations : vers une transformation attentionnelle et dialogique

Régénérer ne signifie pas revenir à un état antérieur ou imiter les lois du vivant biologique. Dans l’approche développée par Bernard Stiegler, le régénératif désigne la capacité d’un collectif à relancer ses propres processus attentionnels, désirants et symboliques, face à l’entropie sociale produite par l’accélération, la standardisation et la perte de repères.

Dans ce sens, une organisation régénérative est une organisation qui soigne ses milieux : ses milieux attentionnels (la qualité de l’écoute, la disponibilité), ses milieux relationnels (la confiance, la reconnaissance), ses milieux symboliques (les récits partagés, les finalités explicites). Elle ne se contente pas de limiter les impacts négatifs (logique de durabilité), elle cherche à activer des dynamiques positives, génératrices de vitalité collective.

Par exemple, dans un groupe de formation professionnelle, le réinvestissement du récit fondateur de la structure – à travers des séances de narration collective – a permis aux équipes de se reconnecter à la mission initiale, redonnant cohérence et sens à une stratégie de diversification. Dans un hôpital en transformation, l’instauration d’un "observatoire des tensions" animé par les soignants a favorisé une expression authentique des conflits éthiques, facilitant leur intégration dans les orientations stratégiques.

Le leadership régénératif n’est ni un gourou ni un gestionnaire. Il est un facilitateur de l’émergence. Il sait écouter les tensions, soutenir les contradictions fécondes, accompagner les bifurcations. Il accepte de ne pas tout maîtriser, mais il veille à ce que les processus restent vivants, c’est-à-dire traversés par une attention soutenue au sens de ce qui se joue. Il ne pilote pas les transformations, il en cultive les conditions.

Dans cette perspective, le régénératif n’est pas un supplément d’âme. Il est une exigence stratégique :celle de maintenir les organisations capables de se reconfigurer sans se désintégrer, de changer sans perdre leur cap, de tenir ensemble leurs tensions constitutives. C’est cela, aujourd’hui, que veut dire "diriger" dans un monde sous tension.

 

Conclusion

Repenser le leadership aujourd’hui, ce n’est pas ajouter une compétence de plus à une longue liste d’outils. C’est opérer un basculement profond : passer d’une logique de pilotage à une logique de discernement, d’une gouvernance surplombante à une attention portée au sens, d’une stratégie délibérée à une stratégie dialogique.Dans cette dynamique, les dirigeants ne sont plus seulement des décideurs, mais les artisans d’un avenir plus pensé, plus habitable, et plus robuste.

Pour structurer cette transition, il est utile de proposer une typologie des postures dirigeantes, en fonction de leur rapport au sens, à l’action et à la transformation :

1.       Le dirigeant gestionnaire-instrumental : focalisé sur les outils de pilotage, les KPIs et les chaînes de commandement. Il perçoit le changement comme un projet à exécuter selon des normes planifiées. Le risque ici est la sur-rationalisation, la perte de sens pour les équipes, et une forme de déconnexion avec les tensions du terrain.

2.       Le dirigeant stratégique-réflexif : conscient des limites des approches classiques, il commence à intégrer des dimensions qualitatives, humaines et contextuelles dans ses arbitrages. Il explore de nouvelles grilles de lecture, développe une attention aux signaux faibles, et cherche à équilibrer exigences économiques et dynamiques collectives.

3.       Le dirigeant facilitateur-dialogique : il considère que les véritables leviers du changement résident dans la parole, l’interprétation et l’implication des parties prenantes. Il crée des dispositifs de réflexion collective, favorise la circulation des représentations et accepte l’ambiguïté comme matière de gouvernance.

4.       Le dirigeant régénératif-systémique : il se positionne comme jardinier du sens et de l’attention. Il œuvre à soigner les milieux symboliques, relationnels et attentionnels de son organisation. Il cultive les conditions d’une transformation ancrée dans le désir, la réflexivité partagée et la robustesse des liens. Il incarne une posture philosophique et politique, au service d’une régénération de l’action collective.

Cette cartographie n’est ni linéaire ni normative. Elle sert d’appui pour penser les transitions de posture et inviter chaque dirigeant à identifier où il se situe, ce qu’il cherche à transformer, et à partir de quel levier. Elle ouvre la voie à une éthique renouvelée du leadership, où penser devient un acte stratégique à part entière.

Ce basculement demande du courage, de la réflexivité, de la méthode. Il demande surtout de sortir des cadres hérités pour entrer dans des processus d’élucidation. Car comme le rappelait Paul Ricoeur : "Ce n’est pas le sens qui manque, c’est l’attention au sens."

Une typologie émergente pourrait structurer cette transition :

·       Le dirigeant instrumental : centré sur l’implémentation et le reporting.

·       Le dirigeant réflexif : attentif aux effets de ses décisions sur les milieux vivants.

·       Le dirigeant dialogique : qui conçoit la transformation comme co-élaboration.

·       Le dirigeant régénératif : qui cultive le sens comme ressource stratégique.

À travers cette évolution, c’est une nouvelle éthique du pouvoir qui se dessine : non plus celle de l’efficacité immédiate, mais celle du soin porté aux conditions de l’agir collectif.

 

Références

     
  • Denis,     J.-L., Langley, A., Rouleau, L. (2014). Strategizing in     Pluralistic Contexts: Rethinking Theoretical Frames.
  • Di     Maggio, P., Powell, W. (1983). "The Iron Cage Revisited", American     Sociological Review.
  • Prahalad,     C. K., Bettis, R. A. (1986). The dominant logic: A new linkage     between diversity and performance.
  • Stiegler,     B. (2010). Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue.
  •  
  • Langley,     A., Denis, J.-L., Rouleau, L. (2006). Process thinking in     strategic organization.
  • Dewey,     J. (1938). Logic: The Theory of Inquiry.
  • Habib,     J., Vandangeon, I. (2015). Le rôle du leader formel dans la     transformation des organisations pluralistes.
  • Starbuck,     W. H., Milliken, F. J. (1988). Executives’ perceptual filters:     What they notice and how they make sense.
  • Janis,     I. L. (1972). Victims of Groupthink.

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